Gérard de Lairesse, Les Ages de l'Humanité, Musée des Beaux-Arts d'Orléans
- Corneille Bastjaens
- 24 mars 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 juin 2020

Ces peintures peuvent être mises en rapport avec le texte des Métamorphoses d’Ovide.
L’âge d’or fut le premier âge de la création. En l’absence de tout justicier, spontanément, sans loi, la bonne foi et l’honnêteté y étaient pratiquées. Le châtiment et la crainte étaient ignorés ; on ne lisait pas sur les murs des menaces gravées dans le bronze ; et la foule suppliante des plaideurs ne tremblait pas devant le visage de son juge : sans justicier, tous étaient en sûreté. En ce temps, le pin, coupé sur ses montagnes, n’était pas encore descendu jusqu’à la plaine liquide, pour ses pérégrinations à travers le monde, et les mortels ne connaissaient d’autres rivages que les leurs. En ce temps, les fossés à pic ne ceinturaient pas les forteresses. Ni le tube d’airain allongé de la trompette, incurvé du cor, ni les casques, ni l’épée n’existaient. Sans recours au soldat, les peuples, en sécurité, poursuivaient leur existence douce et paisible. La terre elle-même, aussi, libre de toute contrainte, épargnée par la dent du hoyau, ignorant la blessure du soc, donnait sans être sollicitée tous ses fruits ; satisfaits d’aliments produits sans nul effort, les hommes cueillaient les baies de l’arbousier et les fraises de la montagne, les cornouilles et les mûres adhérant aux buissons épineux, et les glands tombés de l’arbre touffu de Jupiter. Le printemps était éternel, les tranquilles zéphyrs caressaient de leur souffle tiède les fleurs nées sans semence. Bientôt même la terre, sans l’intervention de la charrue, se couvrait de moissons, et le champ, sans aucun entretien, blanchissait de lourds épis ; c’était l’âge où coulaient des fleuves de lait, des fleuves de nectar, où le miel blond, goutte à goutte, tombait de la verte yeuse.
Ensuite, lorsque Saturne eut été précipité dans les ténèbres du Tartare, et que Jupiter fut le maître du monde, ce fut le tour d’une génération d’argent, d’un prix moindre que l’or, mais plus grand que le bronze aux reflets fauves. Jupiter réduisit la durée du printemps d’autrefois, et, avec l’hiver, l’été, le capricieux automne, et le printemps écourté, régla en quatre saisons le cours de l’année. C’est alors que, pour la première fois, l’air, à la flamme des souffles desséchés, s’embrasa, que, congelées par la bise, s’allongèrent les stalactites de glace. C’est alors que, pour la première fois, les hommes se réfugièrent dans des demeures ; et ces demeures furent des grottes, des buissons touffus, des abris de branchages reliés par de l’écorce ; pour la première fois, les semences, dons de Cérès, furent enfouies dans les longs sillons, et le poids du joug fit gémir les jeunes taureaux.
À cette génération en succéda une troisième, de bronze, de tempérament plus rude, plus prompte à recourir à l’horreur des armes, ignorant cependant le crime. La dernière fut de fer, dont elle a la dureté. Du coup, ce fut l’invasion, dans un âge d’un pire métal, de tout ce que réprouvent les dieux, la déroute de l’honneur, de la franchise, de la loyauté ; à leur place s’installèrent la tromperie, la ruse, le piège insidieux, la violence, le criminel appétit de la possession. Le navigateur ouvrait ses voiles aux vents, sans bien les connaître encore ; et les pins, si longtemps dressés sur les hautes montagnes, devenus navires, bondirent sur les flots inconnus. Le sol, jusqu’alors bien commun, comme la lumière du soleil et l’air même, fut, par le défiant arpenteur, marqué du long tracé des limites. Et ce n’est pas seulement des moissons et une nourriture légitime que l’on exigea de la richesse de la terre, mais on pénétra jusque dans ses entrailles ; et les trésors qu’elle avait enfouis et cachés jusqu’au voisinage des ombres du Styx sont arrachés de ses profondeurs, sources empoisonnées de tous les maux.
Le fer malfaisant, et plus malfaisant encore que le fer, l’or, en étant extraits, avec eux en sort aussi la guerre, qui use de l’un et de l’autre pour combattre et qui, de sa main teinte de sang, entrechoque les armes bruissantes. On vit de rapt ; l’hôte n’est pas en sécurité auprès de son hôte, ni le gendre auprès de son beau- père ; entre frères mêmes, la bonne entente est rare. L’époux est une menace pour la vie de son épouse, l’épouse pour celle de son mari ; les redoutables marâtres mêlent aux breuvages les livides poisons ; le fils, devançant la date fatale, complote contre la vie du père. La piété gît vaincue, et, la dernière des hôtes célestes, la vierge Astrée a abandonné la terre ruisselante de sang.”
Lexique
Airain : ancien alliage à base de cuivre. Hoyau : houe (sorte de pioche) à lame aplatie en biseau. Arbousier : arbrisseau du midi, à feuilles persistantes, dont le fruit, comestible, est l’arbouse. Cornouille : fruit du cornouiller, petit arbre des lisières. Zéphyr : vent doux et agréable. Yeuse : chêne vert. Saturne = Cronos. Tartare : région du monde la plus profonde, située sous les enfers. Jupiter = Zeus. Cérès = Déméter (déesse de la terre cultivée). Styx : fleuve des enfers. Astrée : fille de Zeus et de Thémis, elle régnait sur la terre pendant l’âge d’or et y répandait, avec sa sœur la Pudeur, les sentiments de justice et de vertu. Quand elle quitta la terre, elle devint la constellation de la Vierge.
Les symboles des médaillons et des végétaux les encadrant
L’âge d’or
Médaillon : une jeune femme tenant des branches d’olivier. Arbres : chêne et olivier. Le chêne est un symbole de majesté, c’est l’arbre investi des privilèges de la divinité suprême du ciel (chêne de Zeus à Dodone). Il symbolise la solidité, la puissance, la longévité, la hauteur tant au sens matériel que spirituel, il est l’axe du monde. L’olivier est symbole de paix, de fécondité, de purification, de force, de victoire et de récompense.
L’âge d’argent
Médaillon : les activités humaines (musique, préparation des repas, agriculture, construction...). Végétaux : vigne et figuier. La vigne donne la boisson des dieux. Associée à Dionysos, dont le culte est lié à la connaissance des mystères de la vie après la mort, elle est symbole d’immortalité et est aussi utilisée comme symbole funéraire. Le vin est également porteur de joie (cortèges bachiques). Le figuier est, avec l’olivier et la vigne, un symbole d’abondance et de fécondité.
L’âge de bronze
Médaillon : des hommes construisent des murailles. Plantes : lierre, saule, reine des près. Le lierre est associé à Dionysos : toujours vert, symbole de la force végétative et de la persistance du désir, il est aussi symbole d’éternité. Le saule est lié à la mort, à la tristesse ; il symbolise aussi la loi divine. Les plantes sont liées à l’énergie solaire, aux forces de la terre et à la production.
Les plantes, comme Athéna dans l’image principale, sont ambivalentes : vénéneuses / guérisseuses. L’homme doit faire le choix de leur bon usage.
L’âge de fer
Médaillon : prisonniers qu’on exécute. Plantes : chardons et épis de blé entremêlés. Le mélange renvoie à la terre abandonnée par les dieux et privée de soin par les hommes.
Ces quatre tableaux, peints pour un riche marchand d’Amsterdam, constituaient sans doute le décor d’un vestibule. Le traitement en grisaille produit un parfait effet de trompe-l’œil qui, à l’origine, devait jouer avec l’éclairage naturel de la pièce comme l’attestent les ombres à l’intérieur des niches feintes. Chaque tableau est composé d’une scène principale, d’un médaillon reprenant la thématique développée pour chaque âge, lui-même encadré de végétaux symboliques. Ce choix permet dans un rectangle très allongé (sans doute imposé par le lieu) de retrouver des proportions harmonieuses pour la scène principale, d’associer haut et bas-relief de manière illusionniste et de créer un rythme propice à la narration tout en maintenant l’unité d’ensemble.
On notera la maîtrise de la composition chez cet artiste (ndlr : le liégeois Gérard de Lairesse) qui est l’un des défenseurs de l’art classique et du système académique, tant à travers son œuvre que par ses écrits et son enseignement. Chaque scène est fermée par des personnages secondaires situés de part et d’autre de la figure centrale et de la divinité placées sur l’axe central de la scène. La précision du dessin, la fermeté du modelé sont au service de cette esthétique et en accord avec l’esprit du trompe-l’œil.
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